Bonjour!
Comme vous le savez peut-être, je viens de commencer un master en journalisme international à l’université de Cardiff. Je suis enthousiaste à l’idée d’être sur place, car j’ai passé les cinq dernières années à étudier à distance. (Même si c’est 2020 et que je vais quand même finir par avoir une bonne partie de mes cours en ligne.) En attendant, j’ai pensé que ce serait une bonne occasion de réfléchir à la façon très inhabituelle dont j’ai obtenu ma licence…
Il y a quelques mois, une belle surprise est arrivée dans ma boîte aux lettres:
Mon bachelor en études internationales. (Ma licence, pour les Français 😉)
🥳🥳🥳
Bon, j’admets que ce n’était pas vraiment une surprise. J’avais été informée de l’imminence de ma remise de diplôme pendant l’été, même si je savais bien avant que j’allais l’obtenir, car j’ai travaillé dur pour l’avoir.
Lorsque je vivais encore en Équateur, mes amis extraordinaires m’ont même préparé une fausse petite cérémonie de remise des diplômes. (Ça, c’était une surprise !). Ils l’ont fait parce qu’ils savaient que la pandémie allait m’empêcher d’assister à la cérémonie officielle.
Alors oui, c’est sûr, il m’a fallu un peu plus de temps que la plupart des gens pour obtenir un diplôme de ce type, mais ma situation n’était pas exactement “normale“.
Vous voyez, alors que la majorité des étudiants (avant le COVID-19) avaient la possibilité de sociabiliser avec leurs camarades de classe, de faire des recherches dans les bibliothèques de leur université ou de préparer leurs examens dans le confort de leur foyer, j’avais pour ma part plutôt tendance à rencontrer des gens qui ne parlaient pas ma langue, à découvrir le monde dans les endroits les plus inattendus et à rédiger des dissertations dans des dortoirs ou des gares.
Je sais que le diplôme lui-même n’a peut-être pas beaucoup de valeur dans le monde d’aujourd’hui, et encore moins si l’on considère qu’au bout du compte, ce n’est qu’un bout de papier qui dit que j’ai lu beaucoup de livres et que j’ai écrit avec succès un tas de dissertations au cours des dernières années. Mais pour moi, il signifie beaucoup plus. Il est un symbole du long chemin parcouru depuis que j’ai choisi de l’obtenir de manière très peu conventionnelle.
Aujourd’hui, j’ai décidé d’honorer ce parcours en retraçant la série d’événements qui m’ont menée à devenir une étudiante nomade.
Je suis consciente que beaucoup d’entre vous ont probablement une idée générale des raisons pour lesquelles j’ai choisi de partir, mais voici quelques détails juteux sur la façon dont cela s’est passé, dans le style dramatique qui semble définir la plupart des événements de ma vie.
Laissez-moi vous raconter comment il m’est venu à l’esprit de faire des études universitaires tout en parcourant le monde…
… ou comment ma rencontre avec un sociopathe a probablement été la meilleure chose qui me soit arrivée.
Les choses ont commencé très différemment. Il y a six ans, après avoir pris une année sabbatique pour voyager pendant quelques mois, je venais d’arriver à l’Université de Fribourg, en Suisse. Je suivais le même chemin que la plupart de mes camarades de classe du lycée, et j’avais choisi de m’installer dans une ville où je pourrais faire des études supérieures (il n’y a pas d’université dans ma région).
Je ne savais pas vraiment ce que je voulais faire de ma vie, j’ai donc suivi les recommandations d’une conseillère d’orientation qui m’avait dit que je devais entreprendre des études dans “le social”. Je l’ai écoutée, et comme je ne fais pas les choses à moitié, je me suis inscrite en travail social et politiques sociales, avec option anthropologie sociale. Assez social, non?
Les six premiers mois, j’étais une étudiant idéale. Je n’ai pas manqué un seul cours, et j’ai réussi tous mes examens de fin de semestre avec brio. Le seul problème, c’est que pendant tout ce temps-là, j’étais misérable. Depuis mon retour en Suisse après cinq mois de voyage, je ne pouvais pas me défaire du sentiment constant que quelque chose n’allait pas dans la société dans laquelle j’avais grandi. J’avais l’impression de ne pas pouvoir être moi-même. Par-dessus ça, je ne pouvais pas être en paix avec ce qui m’apparaissait maintenant comme un mode de vie si luxueux, après avoir été témoin des inégalités absurdes de notre système international.
Lorsque les vacances de Noël sont arrivées, j’ai donc sauté sur l’occasion pour échapper à ma routine ennuyeuse et je me suis envolée pour trois semaines au Maroc, seule, sur un coup de tête.
À Essaouira, j’ai rencontré un groupe de voyageurs qui avaient l’intention de faire un roadtrip ensemble. Ils m’ont proposé de les rejoindre, et c’est ce que j’ai fait. Le groupe était composé d’un couple de Lituaniens très sympas, ainsi que de deux amis qui vivaient ensemble en Belgique. L’un d’eux était originaire de ce pays, l’autre était américain. Il s’appelait Kyle.
Kyle n’était pas un voyageur ordinaire. Dès que je l’ai rencontré, j’ai été étonnée par son parcours de vie inhabituel. Il m’a dit qu’il travaillait comme journaliste pour la BBC et qu’il avait déjà voyagé dans plus de 60 pays. À l’époque, ce chiffre était pour moi surréaliste, et j’en étais stupéfaite. Il m’a parlé de nombreuses folles aventures, dont beaucoup se sont déroulées au Moyen-Orient, et plus particulièrement en Israël et en Palestine. C’est là qu’il a obtenu la keffiah qu’il portait constamment autour du cou. Il avait également été dans l’armée, et s’est ainsi retrouvé dans de nombreuses situations rocambolesques. C’était l’une des personnes les plus impressionnantes que j’aie jamais rencontrées, un vrai dur à cuire.
Et puis Kyle m’a dit quelque chose qui allait changer ma vie pour toujours : pendant qu’il vagabondait dans tous ces endroits, il préparait en même temps un doctorat dans une université renommée.
“Comment est-ce possible ?”, ai-je demandé. Kyle m’a ainsi expliqué que certains établissements permettent à leurs étudiants de poursuivre des études à distance, qu’il leur suffit d’avoir un ordinateur portable et une connexion Internet régulière.
Pendant tout le reste du voyage, je n’ai pas cessé de contempler la fenêtre de possibilités que Kyle avait ouverte dans mon esprit. Jusqu’alors, il m’avait semblé que la situation était noir ou blanc : soit je continuais mes études en Suisse, soit je les abandonnais pour continuer à voyager et à en apprendre plus sur le monde. Soudain, une troisième option se présentait à moi… je pouvais faire les deux en même temps. Ça changeait toute la donne pour moi, car je croyais profondément en l’importance de faire des études alors que j’en avais la volonté et la possibilité, mais je ne me voyais pas non plus les faire dans un état de dépression insupportable.
Un autre détail concernant Kyle a retenu mon attention : ses tatouages. Il en avait plusieurs sur le bras, mais l’un d’eux en particulier m’a interpellée. Il était écrit “Pourquoi pas” en arabe marocain. Les deux mêmes mots qui étaient écrits sur la porte d’entrée de l’auberge où nous nous sommes rencontrés, à l’endroit qui m’a donné mon premier vrai soupir de soulagement depuis des mois, où j’ai senti que je pouvais enfin être à nouveau moi-même…
Cette phrase résonnait à présent en moi du matin au soir.
Kyle et moi avons fini par avoir une petite aventure, que je ne voulais pas mais que je n’ai pas empêchée de se produire car je me sentais très intimidée par lui. Je suis sûre d’avoir adopté un langage corporel clair montrant que ses avances n’étaient pas les bienvenues et me mettaient mal à l’aise, mais il a malgré tout profité de mon manque d’assurance de l’époque, qui m’empêchait de le rejeter ouvertement. J’étais jeune et impressionnable, MeToo n’existait pas encore, et on ne m’avait jamais vraiment encouragée à tenir tête aux hommes. J’ai tout de même gardé mes distances avec lui après cela, en insistant dès le début sur le fait que je ne désirais pas que cela se transforme en quelque chose de plus sérieux. J’avais honte de ce qu’il s’était passé.
Quelques semaines plus tard, en Suisse, j’étais de retour dans mon appartement où je ne me sentais pas chez moi (et qui était aussi un peu hanté, mais ça, c’est une autre histoire). J’avais également cessé de me rendre en cours, car je ne trouvais plus le sens dans le fait d’apprendre le travail social dans une salle de classe. Alors, à la place, je restais allongée sur mon canapé, me demandant ce que je devais faire de ma vie. Je n’avais pas encore le courage de prendre la décision que mon cœur désirait ardemment.
Kyle m’avait prévenu qu’il prévoyait de revenir en Europe, et qu’il voulait me rendre visite en Suisse. Je lui avais donc proposé de l’héberger chez moi, pensant qu’il resterait deux ou trois jours avant de rentrer en Belgique. Malgré le malaise que j’avais ressenti en sa compagnie, j’étais plutôt enthousiaste à l’idée de le voir, car je pensais qu’il pourrait m’aider à me changer les idées et à me rappeler au monde de possibilités existantes.
Ce que je ne savais pas c’est que, à l’auberge d’Essaouira, Kyle avait annoncé à tout le monde que nous étions tombés fous amoureux et qu’il allait venir en Suisse pour s’installer officiellement avec moi. Oui, vous avez bien lu. Il s’avère que Kyle était en fait un grand taré.
Heureusement, j’en ai pris conscience avant son arrivée. Le couple de Lituaniens avec lesquels j’étais devenue amie m’a contacté pour me mettre en garde contre lui. “Penses-y“, m’ont-ils dit. “Toutes ses histoires, elles ne font aucun sens“. J’y ai réfléchi, et plus j’y pensais, plus je réalisais qu’ils avaient raison. C’était comme si quelqu’un avait allumé la lumière.
Soudain, tout prenait son sens. Dès le début, quand je me trouvais dans la même pièce que Kyle, j’avais souvent eu une sensation inexplicable que quelque chose n’étais pas net, jusqu’au plus profond de mes entrailles. Je savais maintenant pourquoi: Kyle n’était pas seulement un type extrêmement manipulateur, c’était aussi un menteur pathologique.
Kyle ne cessait de se vanter de ses accomplissements, mais nous ne l’avons jamais vu travailler ou étudier. J’ai cherché son nom dans les archives de la BBC, et il était introuvable. Et après des recherches plus approfondies, j’ai réalisé que toutes les folles aventures qu’il nous avait racontées sur la Palestine étaient littéralement impossibles. Il y a aussi le fait qu’il parlait soi-disant tout un tas de langues étrangères, mais personne ne l’a jamais entendu les parler.
Quand je l’ai rencontré pour la première fois, j’ai trouvé ça vraiment cool que nous semblions avoir beaucoup en commun. Par exemple, le jour où je suis arrivée à Essaouira, il a joué exactement les mêmes chansons que j’avais écoutées dans le bus en allant là-bas. Je pense qu’il a en fait regardé dans mon téléphone pendant que j’étais sous la douche… parce qu’une autre fois, il m’a demandé si mon deuxième prénom était Elizabeth, ce qui est le cas; seulement, je ne le lui avais jamais dit. Il m’a indiqué avoir eu une intuition à ce sujet, mais c’est très peu probable qu’il l’ait simplement deviné. Je suis sûre qu’il a fouillé dans mes affaires et qu’il l’a lu dans mon passeport.
Il existe de nombreux autres exemples de son comportement étrange, mais je pense que vous avez compris. Le fait est que personne n’a douté de lui parce qu’au départ, nous n’avions aucune raison de ne pas lui faire confiance. C’était juste un type que nous avions rencontré sur la route. Mais lorsque mes amis m’ont contactée, il leur avait volé de l’argent, ce qui avait éveillé leurs soupçons. Après une enquête plus approfondie, ils ont découvert qu’il avait été interdit dans plusieurs auberges de jeunesse de la région pour les mêmes raisons. Il avait également arnaqué deux Allemands, en leur demandant s’il pouvait utiliser leur carte de crédit pour payer un vol vers la Suisse, leur promettant de les rembourser en liquide. Il est évident qu’il ne l’a jamais fait. Oh, et il y a aussi le fait qu’il dealait de la drogue, mais ça, ce n’est qu’un détail…
C’était vraiment effrayant pour moi, de réaliser que certaines personnes sont tellement malades dans leur tête qu’elles pourraient aller aussi loin afin manipuler les autres pour leur propre bénéfice. Mais la priorité, c’était ma sécurité. Je suis allée à la police et j’ai averti Kyle de ne plus jamais essayer de m’approcher, puis j’ai passé la semaine suivante dans le noir, en sursautant à chaque bruit que j’entendais par la fenêtre. J’habitais au rez-de-chaussée et j’étais terrifiée à l’idée qu’il essaie de me trouver et de se venger. Il était en effet très en colère contre moi pour avoir révélé ses mensonges, et il a même envoyé des menaces à mes amis. Il était clair qu’il s’agissait d’un individu potentiellement dangereux.
Heureusement, je n’ai jamais revu Kyle ni même entendu parler de lui après le drame initial qui a suivi. Pourtant, je me suis retrouvée dans une situation dévastatrice. J’étais tellement désillusionnée : si Kyle n’avait pas étudié et voyagé en même temps, qu’est-ce que cela signifiait pour l’énorme changement de vie vers lequel je penchais ?
Au début, je pensais que cela voulait dire qu’il était impossible de faire une telle chose. J’étais tellement déçue que je me suis plongée encore plus profondément dans mon état dépressif, ne sachant plus où trouver un sens. Mais quelque part dans l’obscurité, il y avait encore une lueur d’espoir. La graine avait été plantée, il lui fallait seulement encore un peu de temps pour pousser. J’ai fini par me reprendre et j’ai décidé que le fait que Kyle n’était pas vraiment un étudiant à distance ne signifiait pas que je ne pouvais pas en être une. Si je ne connaissais personne qui avait suivi cette voie auparavant, alors c’était à moi de créer la mienne.
C’est ce que j’ai fait. Six mois plus tard, je partais de Fribourg avec un sac à dos et un billet aller simple pour quitter mon pays. Je venais de commencer ce blog, et sur mon poignet, il y avait une phrase fraîchement tatouée, écrite en arabe marocain : “Pourquoi pas“.
L’une de mes premières destinations a été Vilnius, où j’ai rendu visite à mes amis lituaniens qui m’ont sauvée d’une situation potentiellement très compliquée.
J’ai ensuite continué à bord du Transsibérien, et quelques milliers de kilomètres plus tard, j’appelais l’Open University depuis une petite auberge en Mongolie, pour finaliser mon inscription malgré une réception téléphonique très mauvaise.
C’est ainsi que je suis devenue une étudiante voyageuse.
À l’époque, je ne savais pas encore où cette folle décision allait me mener.
Pendant les cinq années suivantes, j’ai étudié dans les cadres les plus improvisés et les plus changeants, entourée de nombreuses personnes et environnements différents, avec des circonstances personnelles variant énormément.
Ça a été une fabuleuse opportunité, mais je dois admettre que cela n’a pas toujours été facile. J’ai été livrée à moi-même, et j’ai dû me débrouiller seule pour trouver un moyen de faire fonctionner ce mode de vie. Cela m’a demandée beaucoup d’autodiscipline, surtout si l’on considère qu’aucune des personnes avec lesquelles j’étais en contact quotidiennement ne faisait jamais la même chose.
La plupart du temps, les études n’étaient pas mon activité principale, ce qui signifie que je devais trouver des moments opportuns dans mes journées pour me ressourcer. J’étais constamment tentée de faire d’autres activités passionnantes, de découvrir de nouveaux endroits, ce que je réussissais toujours à faire, mais je devais aussi accepter de ne jamais oublier complètement mes obligations. Cela m’a parfois donné l’impression de ne pas pouvoir être pleinement présente là où je me trouvais, bien que j’en sois rapidement venu à considérer mes études comme une bonne excuse pour me retirer et obtenir le temps nécessaire pour me retrouver seule. En plus de cela, certains des modules étaient assez intenses, et me retrouver seule pour étudier la traite d’esclaves, les guerres civiles, l’extrême pauvreté et d’autres horreurs de ce genre n’a pas toujours été l’expérience la plus amusante.
Cependant, il était aussi incroyablement rassurant pour moi de savoir que quoi qu’il arrive, où que j’aille, j’avais toujours cet objectif en tête qui donnait une certaine structure à mon existence chaotique. Et oui, ma vie est devenue très incertaine par moments. À tel point que j’ai même dû faire une pause de près d’un an dans mes études. J’arrivais à peine me maintenir en vie à l’époque, respecter les délais de mes examens n’était donc pas exactement ma priorité. Je devais d’abord faire mon deuil et guérir de certaines expériences difficiles, notamment au Cambodge et… en Palestine. Ce même endroit avec lequel Kyle avait autrefois prétendu avoir un lien très fort. Ironique, n’est-ce pas ?
Mais j’ai fini par reprendre là où je m’étais arrêtée, et quelques années plus tard, me voici.
Certes, ce n’était pas toujours les longues vacances que les gens s’imaginent parfois. Choisir d’étudier tout en voyageant à travers le monde a signifié pour moi devoir faire quelques sacrifices en cours de route. Ça a été parfois épuisant et douloureux de continuer mes études à travers certaines des expériences les plus intenses de ma vie. Pourtant, ce fut honnêtement l’une des meilleures décisions que j’ai jamais prises.
J’ai eu l’occasion d’étudier depuis les plus beaux endroits, de me faire des amis dans le monde entier, d’acquérir une expérience professionnelle inestimable et de me familiariser avec des cultures entièrement différentes de la mienne. J’ai peut-être eu quelques difficultés en route, mais je sais que j’ai grandi et appris beaucoup plus que si j’avais suivi le chemin conventionnel qui semblait autrefois tout tracé devant moi.
Obtenir un bachelor tout en voyageant à travers le monde a été l’un des plus grands privilèges de ma vie, et j’en suis profondément reconnaissante.
J’ai maintenant voyagé dans beaucoup plus de pays que lorsque j’ai rencontré Kyle au Maroc. Aujourd’hui, ses expériences ne me semblent plus du tout aussi inaccessibles qu’à l’époque, car contrairement à lui, j’ai vraiment fait toutes ces choses. Et en plus de cela, je suis sur le point de devenir journaliste.
Prends ça, Kyle.