Aujourd’hui, nous nous rendons à Nazareth, de l’autre côté du mur, avec mon ami Numan. C’est un grand jour, enfin, surtout pour lui; cela fait deux ans qu’il attend son autorisation pour pouvoir passer une seule journée là-bas.
Pour nous y rendre, nous prenons un taxi partagé jusqu’à Jenin, d’où nous devrons traverser le checkpoint qui se trouve à la frontière entre Israël et les territoires palestiniens occupés. Sans lui, j’aurais peut-être pu la traverser en voiture, mais tous les citoyens palestiniens sont obligés de le faire à pied.
Peut-être que c’est parce qu’on me l’a déjà décrite de cette façon, mais à ma sortie du véhicule, l’infrastructure que je découvre me fait tout de suit penser à quelque chose d’atrocement ironique pour cette situation, que j’éviterai de mentionner ici, pour ne blesser personne.
Nous traversons d’imposantes barrières de métal, puis des couloirs qui nous emmènent dans une salle d’attente, le tout dans une ambiance lugubre. Je ne comprends pas cet endroit. J’ai l’impression que j’ai fait quelque chose de mal et je ne sais pas pourquoi. Peut-être est-ce cette dichotomie permanente, cette étiquette politique que je porte de par ma seule présence ici; en venant en Palestine, j’ai choisi mon camp. Il n’y a pas d’entre-deux possible, pas de zone grise. Si ces gens savaient que je vivais à Naplouse, pour eux, je ferais donc partie des “méchants” (et cela s’applique aussi dans l’autre sens). Je suis la seule Occidentale, et j’ai un peu peur de me faire interroger, je m’invente déjà une histoire à raconter pour qu’ils me laissent tranquille. C’est bizarre, d’être obligée de mentir pour ne pas être considéré comme une terroriste.
L’attente commence. Je ne sais pas pourquoi tous ces gens attendent, personne ne bouge, ce n’est même pas comme s’il y avait une file. On me dit que ça les amuse de faire poireauter tout le monde pour plusieurs heures sans raison apparente. Au cours des deux ou trois heures que nous passons là, nous voyons quelques personnes tenter d’aller plus loin et se faire refouler; certains sont sommés de rentrer chez eux. Payer 100 shekels et attendre des mois pour avoir une permission d’un seul jour, pour rien. L’injustice au quotidien.
Finalement, les choses s’agitent, on entend quelque chose en hébreu dans un microphone. On traverse encore plusieurs barrières et plusieurs couloirs, on se fait fouiller. Au moment du contrôle d’identité, je suis horrifiée: la femme qui travaille là hurle des instructions à chaque personne qui passe, sans le moindre respect. Elle leur parle comme à des chiens. La supériorité qu’elle pense avoir sur ces gens se lit dans ses yeux, cela me glace le sang, j’ai envie de faire un scandale, de lui crier en retour qu’un peu de sympathie et de respect ne tuerait personne, qu’elle n’a pas besoin de beugler comme elle le fait.
Mais je ne veux pas risquer de perdre mon précieux visa, alors, quand vient mon tour, je lui montre mon passeport en silence. Elle est visiblement très surprise de me voir ici, me jette un regard mauvais, et dit quelque chose que je ne comprends pas. Je n’ai pas le temps de lui demander de se répéter qu’elle hurle à nouveau, sur moi cette fois. Je comprends qu’il faut que je me mette de côté, elle ne veut pas me laisser passer comme tout le monde. Mon ami est déjà de l’autre côté, mon coeur commence à battre: “et s’ils me retenaient ici?” J’ai toujours cette impression de faire quelque chose de mal, alors que merde, j’ai rien fait. Je dois me résigner à regarder cette monstrueuse personne traiter tout le monde comme des animaux pendant une bonne vingtaine de minutes. Je lève les yeux au ciel, voit un fusil pointé dans ma direction. Toujours charmants, ces soldats.
Enfin, quand toute la file est passée, on daigne s’occuper de moi. Je trépigne, mais je me force à sourire pour que la pilule passe plus facilement. La femme appelle ses collègues, ils se mettent tous à inspecter chaque page de mon passeport, puis à me fixer, et à discuter entre eux. Je ne sais pas pourquoi il ne veulent pas me laisser passer, je crois qu’ils se sentent juste obligés de marquer le coup. Ça doit les amuser, tiens. Un homme vient vers moi, me demande d’où je viens. “De Suisse? Mais qu’est-ce que tu viens faire dans ce trou à rats?” “-Ce trou à rats m’a jusqu’à maintenant accueilli mille fois mieux qu’aucun d’entre vous”, j’ai envie de répondre. Mais je me contente de hausser les épaules. Après encore quelques minutes, finalement, il dit à la femme de me laisser passer. Elle accepte à contre-cœur.
Je ressors donc à mon plus grand soulagement. Ça y est, je suis de l’autre côté. Je ne m’y sens pas bien, cette endroit m’a marqué, je me sens triste. Je rejoins Numan qui m’attendait pendant tout ce temps et nous nous empressons de quitter ce lieu sombre.
Notre séjour à Nazareth se déroulera finalement à merveille, c’est une ville magnifique et chargée d’histoire. Nous rejoignons des amies de Numan qui nous font visiter les environs, leur accueil est formidable.
Cette liberté possède une date de péremption, et voilà déjà venu le temps de retourner en Cisjordanie. Le chemin du retour se déroulera beaucoup plus facilement: personne ne nous demande rien. La différence de traitement entre les deux directions me surprend énormément. Je ne suis tout de même pas enchantée de repasser par ces lieux étranges et voudrais bien les photographier, pour montrer au monde ce que personne ne voit jamais, mais je ne peux pas, bien évidemment. En rentrant dans un taxi qui nous attend de l’autre côté, je tente tout de même de sortir discrètement mon appareil pour immortaliser le lieu, sans réel succès; le chauffeur me voit et me gronde sévèrement. “Tu veux nous faire tuer, c’est ça? Ils nous tireraient dessus s’ils te voyaient.” Aïe, il faut que j’arrête de sous-estimer le danger. Tout ça, et je n’ai même pas réussi à prendre une photo décente.
Avant de revenir à Nablus, nous en profitons pour explorer brièvement la ville de Jenin.
Dans le taxi, mon ami murmure: “Retour à la réalité”… Mais pour moi, ça n’est pas vraiment la réalité. Je suis tout de même contente, j’ai l’impression de revenir à la maison, avec son lot de sensations contradictoires…
J’adore te lire et en même temps je le fais toujours avec un poil d’appréhension. J’ai toujours un peu peur de deux choses. Qu’il t’arrive quelque chose d’une part, et de découvrir à travers tes yeux et surtout tes mots les difficultés de la vie des gens que tu côtoies. Mais en tous cas je te remercie vraiment de partager des petites parcelles de ce que tu vis. J’apprends beaucoup grâce à toi et tu me remets les pieds sur terre.
Prends soin de toi ma jolie. Je t’envoie plein de bisous!