Je suis de retour en Suisse après un merveilleux séjour en Bretagne avec Hervé Le Guillouzic, l’occasion pour moi de revenir sur la suite d’évènements qui ont permis cette rencontre inattendue.

Pour cela, je vais devoir remonter un peu le temps…
Nous sommes en avril 1994. Alors que je viens à peine de faire mon entrée dans l’existence, Hervé traverse la plus grande épreuve de la sienne : la gestion d’un hôpital de campagne au cœur du génocide rwandais. Ce jeune homme à l’avenir prometteur, qui a démarré sa carrière d’humanitaire quelques années auparavant pour poursuivre son rêve d’enfant de devenir le vrai « Docteur Justice », se retrouve brutalement confronté à un massacre d’une horreur inimaginable. Pour pouvoir continuer à mener son travail, il doit faire des choix à l’encontre de ses principes et de ses idéaux, ce qui le mènera à décrire son rôle durant cette période de « fossoyeur de l’humanitaire ».
A son retour en Suisse, de toute évidence et comme tous ses collègues, Hervé ne va pas bien. Il arrive pourtant à maintenir les apparences, assez pour que son organisation estime qu’il n’a pas besoin de soutien psychologique particulier, allant même jusqu’à le renvoyer dans la même région à peine quelques mois plus tard.
Ce n’est que le début d’une longue errance, marquée de fuites et d’excès en tous genres. Des tendances qu’il possédait déjà avant cette expérience, mais qui auront été énormément exacerbées par un nouveau démon qu’il a ramené avec lui du Rwanda : le stress post-traumatique.
Hervé a ainsi traîné sa croix (rouge) durant de longues années, au fil de ses nombreuses missions humanitaires autour du monde. Son stress post-traumatique non soigné s’est répercuté dans tous les domaines de sa vie, professionnelle et personnelle, et les dépendances en tout genre ont été son refuge jusqu’à récemment encore.
C’est pourtant une version beaucoup plus apaisée de ce sacré personnage que j’ai eu la chance de côtoyer. Le « docteur voyageur » va aujourd’hui beaucoup mieux, après avoir reconnu ses troubles et longuement travaillé dessus. Il lui reste cependant une étape importante pour intégrer les leçons de toutes ces années de quête : rassembler les morceaux éparpillés de ses souvenirs pour y mettre des mots, et raconter son histoire. Un besoin de reconnaissance et de transmission dans lequel je ne peux que me reconnaître, moi qui suis en cours d’écriture d’un deuxième livre relatant mes expériences de voyage.
C’est là que je rentre en jeu. Nous avons été présentés l’un à l’autre dans l’optique que je puisse potentiellement le soutenir dans sa démarche, m’étant moi-même beaucoup intéressée au sujet de la santé mentale des humanitaires suite à mon propre parcours traumatique.
Je ne savais pas trop à quoi m’attendre en allant boire ce café à Genève, il y a quelques semaines. Le courant est pourtant très vite passé : je me suis tout de suite reconnue dans le parcours d’Hervé, malgré nos 35 ans d’écart et nos vies très différentes. Les excès, les dépendances, les angoisses, la fuite en avant, les voyages comme tentatives de rédemption, les amours impossibles, les traumatismes et leurs conséquences désastreuses, l’envie de « sauver » les autres sans savoir se sauver soi-même, le décalage avec l’entourage, la recherche de sens… Il est si brutalement honnête à propos de ses failles, que je me décide à lui livrer les miennes. Celles que j’assume, mais aussi celles que je cache d’habitude soigneusement au reste du monde.
En nous quittant, Hervé me confie se sentir plus en confiance après le partage de ma propre vulnérabilité. Il ne sait pas le cadeau merveilleux qu’il m’offre à cet instant : un précieux rappel que mon histoire de vie chaotique est aussi ma force, et que mes faiblesses me permettent de connecter avec les autres d’une manière profonde et pleine de sens.

C’est donc très naturellement que lorsque mon nouvel ami a émis l’idée que je le rejoigne en Bretagne pour commencer ensemble le processus d’écriture de son histoire, j’ai rapidement accepté. J’ai ainsi eu l’occasion de découvrir la magnifique terre d’origine d’Hervé, tout en l’aidant à démêler les nœuds de son cheminement aux quatre coins du globe. C’est merveilleux, de pouvoir être témoin d’un tel processus : réunir les morceaux fragmentés d’une existence pour en créer un récit plein de sens, où chaque chapitre a sa place, chaque épreuve est nécessaire pour faire avancer le « héros » dans sa quête.
Évidemment, tout cela fait écho à mes débâcles de ces dernières années. Alors que je trouvais auparavant beaucoup de fierté dans le fait d’exprimer courageusement les moindres recoins de mes pensées, je me suis tue lorsque mon histoire a arrêté de faire sens à mes yeux, lorsque les évènements extérieurs ne trouvaient plus leur place dans la version idéalisée de la voie sur laquelle je m’imaginais avancer. Tout a déraillé, et je me suis retrouvée démunie. Le temps a passé, et je peine encore à trouver le courage de faire face à l’obscurité de mes heures les plus sombres.
C’est pourtant ce que fait très bien Hervé, en toute humilité. Il ne cherche pas à se mentir à lui-même, ou à forcer les pièces du puzzle entre elles ; il les observe et les accepte pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire pour beaucoup la manifestation d’un immense mal-être, un vide qui ne cherchait qu’à être comblé, des émotions qui ne demandaient qu’à être accueillies. Et sans rien forcer, l’image d’ensemble prend lentement forme pour assembler un grand tableau coloré, magnifique malgré ses tâches et ses bavures. Une œuvre touchante, une vie parfaitement imparfaite.
Alors que récemment encore, je commençais à perdre l’espoir que la mienne puisse devenir plus sereine, je reviens à présent confortée dans l’idée que nous ne sommes ni définis ni condamnés par nos pires épreuves. Les traumatismes nous fragmentent et nous éloignent de nous-même, et les routes que nous empruntons pour revenir à nous peuvent être longues et sinueuses. Celui d’Hervé lui aura pris plus de 20 ans, mais il y est arrivé. Et grâce au partage de gens comme lui, d’autres n’auront pas à marcher seuls aussi longtemps.
Je suis remplie de gratitude pour cet enchaînement d’évènements et de synchronicités qui ont permis à nos deux âmes de se rencontrer. Je repars plus apaisée, riche d’un nouvel ami et de souvenirs joyeux en sa compagnie, et confiante des graines qui ont été semées lors de ces quelques jours. Je me réjouis de les voir germer en un beau livre qui, je l’espère, inspirera courage et humilité à des générations d’humanitaires et autres altruistes à la recherche d’aventures.

Merci pour ton accueil si chaleureux et tous tes conseils avisés, mon cher Hervé. Ce n’est que le début d’une belle aventure qui t’attend, et je suis heureuse de pouvoir en faire partie. 🌺