Les textes suivants font partie d’une série de lettres que j’ai écrites durant le deuil de mon premier grand amour, Numan, décédé d’un cancer en 2017. Retrouvez les lettres précédentes ici.
24.06.2017
Bonjour !
Bon, ça fait moins d’une semaine et j’ai déjà manqué un jour ; je ne suis pas très sûre de cette histoire d’une lettre par jour. Je ne voulais pas manquer celle d’aujourd’hui, alors me voilà, même si je ne me sens pas dans le meilleur état d’esprit pour t’écrire, en ce moment.
Je suis en train de flipper. Je ne sais même pas pourquoi, parfois je laisse mon esprit s’emballer et je pense à tous les choix que je dois faire, à la personne que je pourrais être… et puis je repense à ces derniers mois et je me sens coupable. Je me demande ce que tu me conseillerais de faire. Quand nous étions ensemble, il n’y avait pas ce problème, car je m’étais convaincue que j’avais tout sous contrôle. Mes études, mes voyages, mon bénévolat… Tu te souviens quand je t’ai dit que depuis petite, je rêve de devenir écrivaine? Je pense que c’est ta passion pour la danse qui me l’a rappelé. Maintenant, je suis tellement perdue. Je suis tellement paumée, Numan.
En décembre, quand ton frère m’a contactée pour me demander si je pouvais t’aider, si peut-être un hôpital en Suisse pouvait faire quelque chose pour toi et que je n’ai pas eu d’autre choix que de lui dire que je ne pouvais pas, quand il m’a dit que tu n’avais qu’un mois à vivre selon les médecins… quelque chose a changé en moi. Je pense que la dépression se formait en moi depuis un certain temps, même avant que tu ne tombes malade, mais il n’y avait plus de retour en arrière à ce moment-là. Le même jour, je me suis versée un verre de vodka et j’ai éteint mes émotions. C’était un peu effrayant, comme si je me regardais de l’extérieur de mon corps. J’ai demandé à un homme religieux qui logeait dans l’auberge où je me trouvais à Beyrouth ce qu’il pensait du fait que Dieu donne un cancer à une personne de 20 ans. J’étais complètement cynique. Quoi qu’il en soit, ce jour-là, l’espoir a disparu et il a emporté une partie de moi avec lui. Quelques semaines plus tard, j’ai arrêté mes études, parce que je pouvais mourir demain, parce qu’on s’en fout de tout ça. Je me suis convaincue que je le faisais pour pouvoir donner une chance à l’écriture professionnelle… mais je n’ai pas pris un stylo en main plus de trois ou quatre fois entre ce moment et ces lettres. Honteux, n’est-ce pas ? Je me suis perdue, habibi. Je ne pouvais pas gérer ce qui t’arrivait et je me suis renfermée. Je pense que c’est mieux que je ne sois pas venue te voir après ça, parce que je ne pense pas que tu m’aurais reconnue.
Je rassemble tout ce que j’ai qui me fait penser à toi et j’en fais une sorte de mémorial pour toi. Un ami qui a aussi perdu quelqu’un jeune m’a recommandé de le faire. C’est idiot, mais je pense qu’il y a un aspect cérémonial que je recherche. Je ne sais pas, Numan, certains jours sont plus faciles que d’autres et celui-ci est l’un des plus difficiles. J’ai trouvé une carte de l’auberge où nous avons séjourné à Nazareth, et ça m’a rappelé beaucoup de choses. Elle va aller dans le “mémorial”, si je peux l’appeler ainsi. Je reviendrai demain sur cette journée en détail, je pense que c’est important. Je n’ai juste pas le courage maintenant. Je suis désolée que tout ceci ne concerne que moi… J’ai parlé de toi hier. C’est peut-être pour ça que je suis si triste.
Au revoir.
Sophie
27.06.2017
Bonjour Numan,
Je suis désolée de ne pas t’avoir écrit depuis quelques jours, l’idée que je puisse le faire tous les jours était vouée à l’échec, je suppose. Ce n’est pas que je t’ai oublié, au contraire. Tu sais, il ne se passe pas un jour sans que je pense à toi. Je crois que j’appréhendais cette lettre, cette fois-ci, parce que je me sens un peu mieux et que je sais que me souvenir de ce jour me rendra triste. J’ai été si triste tout le temps, tu sais, que je voulais profiter de ce bonheur retrouvé, si fragile.
Nazareth. J’ai toujours associé ce nom à la Bible et très franchement, j’ai réalisé bien plus tard que je ne voudrais l’admettre que c’est une ville réelle qui existe encore aujourd’hui. C’est du côté israélien, je ne l’avais donc pas encore visitée quand l’idée d’y aller avec toi a fait son chemin, puisque je n’avais pas encore quitté le côté palestinien plusieurs semaines après mon arrivée à Naplouse.
Pour toi, c’était plus complexe. Cela faisait deux ans que tu attendais d’obtenir un permis pour l’autre côté. A l’époque, tu le voulais pour rendre visite à ton ex-petite amie, une Palestinienne vivant à Haïfa. Tu l’as enfin obtenu : deux ans d’attente pour un laissez-passer d’un jour. Je pense que je n’ai pas besoin de souligner l’injustice, ici. Tu as voulu passer cette journée spéciale avec moi et c’était un véritable honneur. Bien que nous nous voyions déjà presque tous les jours et que notre lien ne cessait de se renforcer, nous ne l’avions pas encore vraiment verbalisé et je me sentais encore un peu anxieuse par moments, comme j’ai tendance à le faire avec les hommes. Une jeune Belge nouvellement arrivée et pratiquant le breakdance avait des vues sur toi et je me sentais plutôt jalouse ; j’avais peur qu’elle te vole à moi. Quoi qu’il en soit, ces deux jours ont été une étape marquante dans notre relation et je m’en souviens très bien.
Nous sommes partis tôt le matin et avons pris un bus pour Jénine, près de la frontière avec Israël, en nous tenant discrètement la main sans que personne ne nous voie comme nous le faisions habituellement. De là, nous avons pris un autre bus jusqu’à la frontière cette fois. À ce moment-là, je connaissais déjà pas mal de formes de l’occupation, comme la multitude de checkpoints sur les routes, les drapeaux israéliens partout, les armes pointées sur nous, etc. Mais ce jour-là, j’ai pu l’expérimenter comme si j’étais l’une d’entre vous. Très peu d’étrangers prennent cette route de la Cisjordanie vers Israël ; la plupart des gens passent par Jérusalem. J’étais la seule blanche sur place. On nous a déposés devant un bâtiment qui ressemblait à une sorte de prison ; des gardes et des caméras partout, des murs gris, des couloirs étroits. On nous a ensuite guidés vers une salle complètement remplie et on nous a informés que nous devions attendre. Nous avons donc attendu, attendu et attendu. Deux, peut-être trois heures. Les personnes travaillant à cet endroit étaient toutes là, apparemment, mais c’est une pratique courante de faire attendre et stresser les gens sans autre raison que par pure cruauté. Je dis stresser, parce qu’ils peuvent se réserver le droit d’annuler tous les permis pour le reste de la journée, ou même de fermer complètement la frontière.
J’avais peur que ça t’arrive. Je pouvais toujours revenir, mais tu avais attendu ce jour depuis si longtemps. C’était humiliant, j’avais l’impression que nous n’étions tous que des animaux en cage, et que nos propriétaires s’amusaient à jouer avec nous, à nous regarder perdre notre temps et notre patience. Je me sentais très claustrophobe. Lorsque la file a enfin bougé, nous sommes passés par les différents contrôles de sécurité. Il s’agit d’un processus par étape, où l’on attend derrière des barrières tournantes jusqu’à ce que le feu au-dessus de nous passe au vert. Une femme très désagréable a contrôlé mon passeport. Une autre l’a refait, juste à la fin cette fois-ci, après que mon sac ait été examiné. Elle a vu qu’il était étranger et m’a poussée sur le côté. Tu étais devant moi, tu étais donc déjà dehors. J’ai dû attendre une autre demi-heure, pour que la file se termine, jusqu’à ce qu’elle accepte de regarder à nouveau mon passeport. Elle l’a fixé pendant 5 minutes, puis m’a regardée comme si j’étais une criminelle. Elle s’est levée pour aller chercher des collègues. Mon cœur s’est emballé. Un homme est revenu et m’a posé des tas de questions, sur mon origine et ce que je faisais là-bas. J’ai menti, bien sûr, en disant que j’étais juste un touriste et en priant pour qu’ils ne me démasquent pas. Il est reparti. J’ai attendu un peu plus longtemps. Pendant tout ce temps, il y avait un soldat qui pointait un énorme fusil droit sur moi, depuis une plateforme surélevée. Quand l’homme est revenu, il m’a demandé ce que je foutais dans ce trou à rats, mais il m’a laissé partir. J’avais envie de lui répondre que ce trou à rat me traitait bien mieux que tous ces connards, mais je me suis tue, j’ai souri et j’ai dit merci. Je pense que je me suis rarement senti aussi soulagée qu’à ce moment-là. Je n’arrivais pas à croire que des gens devaient vivre cet enfer tous les jours pour aller travailler.
Liberté ! Après un autre trajet en voiture, nous sommes enfin arrivés à Nazareth. Habibi, n’était-ce pas incroyable de pouvoir se tenir la main sans craindre les conséquences ? Marcher dans la rue comme un couple innocent. Nous avons visité la ville et rencontré des amis à toi. Le soir, nous nous sommes assis dans un bar, dégustant librement une bière en nous tenant l’un l’autre, publiquement ; cela semblerait naturel ici, mais c’était tellement surréaliste là d’où tu viens. J’ai passé une très bonne journée habibi, mais ce n’était pas si spécial pour moi de pouvoir faire ces choses. Je n’oublierai jamais ce que tu as dit, cette nuit-là. Tu m’as dit que c’était le plus beau jour de ta vie. C’est si beau et si faux, si injuste tout à la fois. Si seulement j’avais su à quel point ta vie allait être courte, à l’époque…
Ton permis n’était valable que pour un jour, mais nous avions décidé de prendre le risque de rentrer le lendemain, car ils ne sont pas aussi stricts sur les contrôles dans l’autre sens. Nous avons donc trouvé un bel hôtel dans la vieille ville et avons menti au propriétaire à propos du lieu d’où tu venais. Il était super gentil cependant, et je garde un très bon souvenir de cette nuit, de notre lien et de notre intimité. Nous pouvions être nous-mêmes sans avoir à nous inquiéter de ne pas être vus. Nous étions tous les deux un peu tristes de partir, le lendemain, après avoir goûté à une si courte liberté. Je suis désolée de ce que je vais dire, mais j’emmerde cette société où je serais censée avoir perdu mon honneur pour t’avoir aimé sans être mariée. L’amour est un droit, l’amour est toujours juste. Si c’est le véritable amour, il ne peut jamais être mauvais, et c’est pourtant ce que ta culture cherchait à t’enlever. Je refuse d’avoir honte de t’avoir aimé en secret. C’était naturel, et ce jour-là à Nazareth, c’était ce que ça aurait dû être chaque jour.
Tu aurais pu avoir de gros problèmes pour avoir dépassé la durée de ton permis, mais heureusement, le retour s’est fait en douceur. Ils ne se soucient pas de quoi ou qui entre en Palestine, tant que vous n’en ressortez pas. J’ai fait une erreur, alors que nous nous éloignions de ce qui me paraissait être une prison et que j’ai essayé de prendre une photo de l’endroit. Le chauffeur m’a vu et a crié : “Tu veux qu’on nous tire dessus ?” À la façon dont il l’a dit, j’ai eu l’impression que cela se serait réellement produit si l’on m’avait vue. Ça m’a terrifiée.
On a beaucoup parlé dans le bus. J’ai évoqué cette fille dont j’étais jalouse et tu m’as dit que si je te connaissais, si je te connaissais vraiment, je n’aurais aucun doute. Je sais maintenant à quel point tu étais loyal envers moi et combien tu m’aimais. Je n’avais absolument aucune raison de ressentir toutes ces insécurités. Oh Numan, je ne pense pas que tu saches à quel point tu m’as redonné confiance en l’amour. Tu étais la clé.
J’ai fermé les yeux et quand je les ai ouverts, on approchait des collines de Naplouse et j’avais l’impression de rentrer à la maison. Il a ses mauvais côtés, certes, mais c’est toujours un lieu vraiment génial.
Merci pour cette journée.
Sophie
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