Il y a trois ans, aujourd’hui, mon séjour au Maroc venait de toucher à sa fin. J’y ai passé trois semaines qui allaient bouleverser ma destinée. Partie un peu en coup de tête, j’y étais arrivée libérée du poids d’un quotidien qui avait commencé à me ronger de l’intérieur, mais aussi vulnérable aux promesses d’un ailleurs supposé me sauver d’une réalité dont je ne voulais pas. J’ai respiré, heureuse de savoir qu’il y aurait toujours un endroit comme ça où m’échapper.

J’y ai aussi malheureusement laissé une part de naïveté, lorsque j’ai choisi de gober les histoires qu’un être mal intentionné m’a servi sur un plateau, voyant dans mes yeux l’envie irrésistible d’y croire. Je l’ai cru, et j’ai trouvé des réponses, celles que j’avais envie d’entendre. Voyageur, journaliste, étudiant à distance, j’ai trouvé qu’il était possible de vivre ainsi sans renoncer complètement à mon autre vie. Les récits fantasques se sont accumulées, ancien soldat, veuf, ayant combattu pour Israël puis la Palestine (était-ce un présage ironique?), kidnappé et torturé, ami de célébrités, bref, un esprit dérangé avec un besoin de reconnaissance si grand que les frontières avec la réalité et les rêves se sont brouillées ; et ce n’est qu’avec du recul, de retour dans mon confort suisse, que j’ai compris qu’on ne pouvait pas possiblement avoir autant d’accomplissements à son actif tout en passant ses journées affalé sur un canapé à fumer les spécialités locales. Confronté à la vérité, ses attitudes ont changé et j’ai eu droit au côté sombre du personnage, au revers de la médaille.

Drôle d’histoire, dont je suis sortie heureusement indemne. La douleur transforme les gens, parfois de façon irréversible, je crois. Cela n’aura pas été mon unique rencontre avec une telle personne ; je suppose que j’ai un don pour les attirer. J’ai formulé plusieurs suppositions, dans mon esprit, sur les raisons de cette mystérieuse attraction : est-ce mon désir de croire en l’impossible, est-ce que mon esprit vit trop dans les fantaisies ? Est-ce que leur côté sombre m’intrigue car il m’échappe, ai-je envie de le soigner, ou est-ce qu’au contraire je m’y reconnais plus que je ne l’oserais me l’avouer? On dit que les opposés s’attirent, mais on dit aussi que qui se ressemble, s’assemble…

La réponse réside dans un mélange de toutes ces raisons, sans doute. Mais en attendant, moi, j’avais trouvé des réponses, des réponses qui n’étaient peut-être que des illusions, mais que j’ai parvenu à transformer en réalité. J’ai voulu prouver qu’histoires ou pas, j’étais maître de ma destinée et le « pourquoi pas » que j’ai fait encrer sur mon avant-bras la veille de mon départ, quelques mois plus tard, est encore là pour en témoigner.

Un départ pour une aventure de deux ans.

Après plusieurs mois déjà de vadrouille, dont une épique traversée des continents à bord du fameux transsibérien, voilà qu’un an après le Maroc, je m’apprêtais à débarquer en Palestine, pleine de projets, d’excitation, prête à dévorer la suite de mes aventures. Il y avait eu des hauts, des bas, des rencontres merveilleuses, des apprentissages, des désillusions, des lignes et des lignes de textes écrites, des fenêtres réparées et des toilettes récurées, des auberges, des yourtes, des avions, des bus, des trains, de la musique, des repas bons et des moins bons, des cœurs brisés, des amitiés, des joies inespérées, des pleurs, des rires, des paysages à perte de vue et des photos à n’en plus finir. Ma vie était devenue celle que j’imaginais un an auparavant, à quelques exceptions près. La fatigue pointait le bout de son nez mais je m’en fichais, j’en voulais plus, toujours plus. Plus de sens aussi, d’où ce choix peu anodin qui m’a vu en arriver à travailler dans des camps de réfugiés de la Cisjordanie.

Un an encore après cela, un an avant l’écriture de ces lignes, j’étais cette fois en au Cambodge, vidée, battue, perdue, triste. La route m’avait emmenée voir le côté sombre du monde et de moi-même. Je tentais de me convaincre que j’étais encore celle qui était partie pour la Russie, je m’acharnais à construire mon identité sur mes voyages, comme s’il n’y avait que ça, en oubliant le reste, en oubliant les gens qui m’aimaient et dont j’avais désespérément besoin. A la place, j’ai préféré me mettre volontairement à l’écart, avec pour seule compagnie quelqu’un qui, ironiquement, me racontait le même genre d’histoires que celui qui m’avait convaincu de partir la première fois. Quelqu’un que j’aimais et qui, je le crois, m’aimait aussi, mais ne savait comment me sortir de mon dédale de tristesse, de honte, de culpabilité. Je me suis raccrochée à des promesses que nul n’aurait su tenir, et des histoires qui me déconnectaient de plus en plus d’une réalité trop difficile à affronter, pour tous les partis impliqués. Sauf que, là où j’ai transformé les désillusions du premier en force pour avancer, je me suis retrouvée coincée, à vivre une vie qui ne me ressemblait pas, que je ne reconnaissais pas, qui me confortais dans l’idée que j’avais échoué dans tout. Que je méritais ce qu’il m’arrivait, puisque dans les derniers mois particulièrement, j’avais fait des choix égoïstes, des choix impossibles, des choix dont je ne pouvais comprendre la portée mais qui peut-être, m’ont protégée.

Et j’ai beau avoir effacé ce chapitre là de ma vie en apparence, puisque vous n’en trouvez que peu de traces par rapport à tout le reste, il a existé, aussi. Certes, le timing est étrange et vous n’en saisissez peut-être pas tous les détails car, même si vous vous êtes sûrement fait la remarque que je me livre de manière extrêmement intime, je contrôle ce que je veux que vous sachiez de moi. Ce chapitre-là, je ne l’assume pas. Mais il est là, avec tout le reste. Et il a incarné l’aboutissement de la vie que j’avais menée jusque lors et qui me rattrapais, une vie privilégiée, mais une vie intense, épuisante, déchirante. Une vie solitaire. Une vie à laquelle j’avais trop donné pour revenir en arrière, et dont je ne voudrais de toute manière jamais revenir en arrière. Une vie dont je préfère mille fois porter le fardeau, l’horreur et le bonheur du monde qui cohabitent en moi, que de retourner dans ma prison dorée.

 

J’ai laissé une part de moi-même derrière, lorsque je suis rentrée en mai dernier.

Et me voilà, trois ans plus tard, à contempler ma vie depuis ce mois de janvier qui a tout changé. Contempler, philosopher, rêver, il me semble parfois que c’est tout ce que je sais faire. Je ne suis pas devenue journaliste, et je n’ai pas atteint l’indépendance dont je rêvais, assise sur un rocher de la plage d’Essaouira. Je suis devenue étudiante à distance, mais je n’ai toujours pas mon diplôme en poche ; quelques circonstances ont freiné ce projet-là, bien qu’il soit à nouveau en cours. Je n’ai pas non plus trouvé le grand appel de ma vie, celui qui donnerait un sens, une mission à tout ce que j’entreprendrais, même si j’ai quelques idées. A 24 ans, mon premier “vrai” travail salarié est un stage de trois mois (je dis bien “vrai”, parce que mes autres expériences, non payées, sont tout autant valides à mes yeux, soit dit en passant). Je suis le cliché de la milléniale paumée.  Sur mon chemin, j’ai perdu des amis, des amants, des opportunités, un part de ma santé, et puis, j’ai perdu le grand amour, qui, en partant, m’aura dérobé de beaucoup de joies et d’illusions pour le remplacer par un vide, par la réalisation que tout peut s’éteindre du jour au lendemain. Un amour qui m’aura donné bien plus qu’il ne m’aura pris, un amour court mais magnifique et que pour rien au monde je ne remplacerais, malgré la douleur, malgré les erreurs.

Je ne suis pas non plus devenue une bloggeuse connue et influente. Et vous savez quoi? Quand je vois ce que sont devenus les blogs de voyage à succès, je suis heureuse de ne pas en faire partie. J’ai l’impression que toutes les personnes qui veulent réussir dans ce business doivent vendre leurs âmes à Instagram, Facebook et compagnie. Non merci, très peu pour moi. Je ne suis pas prête à sacrifier le partage de mes expériences réelles, l’authenticité de mes écrits contre devoir passer mes journées à arpenter des sites qui seront prêts à me payer pour écrire un article sponsorisé vantant à quel point tel ou tel endroit est génial, même si je n’y crois pas moi-même. Je ne veux pas non plus toujours être en train de quémander des likes, des commentaires, des partages, au point d’en oublier pourquoi j’écris. Bien sûr, j’aimerais être plus reconnue pour ce que je fais et oui, j’adorerais en vivre et je serais prête à dépenser encore plus de temps pour ce but, mais pas si cela équivaut à vanter hypocritement les mérites d’une vie de nomade-hippie-anticapitaliste tout en mettant en scène toutes mes photos, ne postant que du contenu monétisé et en passant tout mon temps sur les réseaux sociaux (vous n’êtes pas convaincus? regardez cette vidéo). Oh et puis vous savez quoi, je vais garder tout ce que j’ai à dire sur ce que je pense de beaucoup de “backpackers” actuels pour un autre article. Il y a beaucoup à dire et ce n’est pas le but de celui-ci.

Bref, ma vie n’a pas exactement pris la tournure que j’espérais. Cette parenthèse en Asie du Sud-Est m’a apporté la réalisation que le voyage ne pourra pas éternellement être une porte de sortie à mes problèmes; bien au contraire, en arrivant là-bas, j’ai non seulement emporté mes démons avec mais aussi mis les pieds dans un nid infesté de nouvelles galères. Alors, j’ai mis le voyage en pause pour un moment.

Rassurez-vous. C’est temporaire.

Pourtant, aujourd’hui, je me sens bien. Vous voyez, j’ai beau ne pas avoir tous les accomplissements que je désirais à mon actif, ces mots ne sont pas un message de regret. Ils sont un message d’acceptation, de réalisation que la vie ne prend que rarement les virages auxquels on s’attend. La vie m’a apporté beaucoup de magnifiques nouvelles surprises après une année de galères, et je me sens très chanceuse. Je suis exactement où il faut que je sois, ici, maintenant. J’ai accomplis beaucoup de choses, seule, et cela me remplit de fierté. J’ai vu, découvert, appris, lu, écrit, créé, j’ai rencontré, embrassé, j’ai touché, senti, mangé, bu, dégueulé, ri, pleuré,  gagné, perdu. La liste n’est de loin pas exhaustive, et n’a pas besoin de l’être, car elle peut facilement être résumée: J’ai vécu. C’est tellement précieux, de vivre. Même si on fait un peu tous semblant qu’on va vivre pour toujours, et que c’est normal aussi.

Qu’est-ce que j’ai été vivante.

Les plaies béantes que je porte avec moi me le rappellent tous les jours.

Elles me rappellent également que j’ai aimé. Je comprends peu à peu qu’aimer, quand on est ma place, signifie autre chose que la définition traditionnelle de l’amour, celle qu’on attend de nous. Parce qu’Hollywood c’est pas la vraie vie, et puis à cause des circonstances, de mon instabilité, mais aussi par rapport à ma vision du monde. Je ne sais/peux souvent pas aimer de la manière qu’on attend de moi, pas si je suis honnête, pas si je veux m’aimer assez moi-même, aussi. Pourtant, j’vous jure, j’aime aimer, et j’aime beaucoup, j’aime fort. J’aime les gens comme j’aime ce monde, comme j’aime la vie, comme j’aime écrire et rêver, comme j’aimerais que tout le monde soit libre et heureux, que la guerre n’existe plus, que tout le monde mange à sa faim et qu’aucun enfant n’ait plus jamais à entendre de coups de feu. J’aime trop les gens pour comprendre que je dois m’aimer en priorité, pour ne pas m’oublier, pour continuer à aller où je vais, même si je ne sais pas où c’est. J’ai compris que mon amour est potentiellement si infini que c’est à moi d’y mettre les limites, quitte à ne pas savoir ce que je fais et faire des erreurs, quitte à le regretter, quitte à blesser.
Quitte à devoir l’accepter, me pardonner, m’adapter et avancer.

Exactement comme je l’ai fait en quittant le Maroc, la Palestine ou le Cambodge.

Merci.

 

One thought on “L’heure du bilan

  1. Salut Sophie ! J’ai eu beaucoup de
    plaisir à lire tout ça. Merci pour
    cette touchante confession, intime et
    … plutôt lucide. Je comprends
    maintenant l’espace qu’on perçoit
    derrière ton regard, comme si on
    ouvrait les fenêtres et que de l’air
    frais entrait. C’est revigorant ça,
    le regard de ceux qui cherchent, même
    quand ils souffrent. Ma foi, à la
    longue, c’est quand même ce qui donne
    le plus de sens, d’en chercher, mais
    pour le chercher, il faut bien un peu
    le perdre. On dirait que tu as ça
    dans le sang et franchement c’est
    beau. Voilà le conseil que j’aimerais
    humblement te souffler : cherche,
    mais aie confiance, même dans le
    doute, je te jure, tu peux.

    Puissent ton courage et ta sincérité
    t’accompagner sur ton “camino” et que
    ton pèlerinage t’apporte la sérénité
    que tu mérites après cette saison
    d’hiver qui n’a pas dû être très
    riche de sens.

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