17.02
“Je ne m’attendais certainement pas à me trouver dans un tel lieu pour écrire ces mots, il y a bientôt deux semaines, lorsque mon voyage équatorien venait de commencer. Je suis dans la jungle amazonienne, entourée de végétation. Devant moi se trouve un très grand arbre de plusieurs dizaines de mètres de haut, dont les feuilles tombent lentement, à chaque fois que souffle le vent. J’entends le bruissement des ailes d’un colibri qui butine les fleurs rouges vives d’une plante que je n’avais jamais vue nulle part ailleurs, ainsi qu’une centaine d’autres petits bruits éparpillés autour de moi, des oiseaux, des insectes, des animaux en tout genre. Au loin, je vois la cime des nombreux arbres qui donnent un ton vert omniprésent au lieu. Les circonstances m’ont amenées ici pour me soigner à l’aide d’une plante médicinale ancienne et sacrée, à l’aide de la guidance des chamans qui habitent en cet endroit. Je ne sais encore rien de l’expérience qui m’attend, je ne sais même pas si elle commencera ce soir ou demain. Ce que je sais, c’est que rien que de me trouver ici, loin de la ville, à une heure de marche de la route la plus proche et déconnectée d’internet et des réseaux sociaux me fait déjà un bien fou, en quelques heures à peine. Cela faisait si longtemps, que je ne m’étais pas retrouvée en un lieu autant isolé. C’est comme ça qu’on vivait, avant? Juste nous, et la nature? Bientôt, je l’espère, je recevrai ses précieux messages et enseignements. Cela risque d’être fort. Je crois que je suis prête, cependant.“
Bonjour à tous.
Vous l’aurez compris, le voyage dans lequel je vous embarque aujourd’hui va être un peu différent de d’habitude.
Il y a quelques semaines, je me suis retrouvée quelque part au milieu de la jungle amazonienne, allongée sur un matelas, sous un grand dôme en bois au centre duquel brûlait un petit poêle. Un chaman invoquait les esprits de la nature, jouant de divers instruments traditionnels et fredonnant des airs envoûtants… Je venais d’ingérer une substance réputée pour être l’une des plus puissantes au monde.
En effet, j’ai fait ce que des milliers de touristes partent faire en Amérique du Sud chaque année dans l’espoir de soigner leur maux d’âme et de corps: une retraite d’Ayahuasca. Cette expérience a été l’une des plus folles de toute ma vie, et j’ai choisi de partager avec vous aujourd’hui comment je me suis retrouvée dans une telle situation, comment je l’ai vécue, et quelques-un des enseignements profonds que j’ai pu en retirer.
28.01
“[…] C’est peut-être ce dont j’avais besoin, un retour à la réalité de maintenant. Au présent. Est-ce que c’est ce que mon corps a essayé de me dire, en tombant malade, en cessant de fonctionner correctement? Ou alors, peut-être que oui, justement, il fonctionne très bien. Il y a quelque chose que je dois faire pour moi, mon corps, ma santé, pour aller mieux. Il doit bien y avoir quelque chose. Peut-être que je devrais aller voir des chamans...”
Ces mots ont été écrits au terme d’une période plutôt difficile, où ma santé n’allait vraiment pas fort durant un certain temps; en l’espace de quelques jours, je me suis retrouvée avec une tendinite me paralysant tout le haut du corps, me causant des douleurs à la poitrine tellement fortes qu’elles m’ont gardée éveillée des nuits entières. Au milieu de tout ça, je me suis également retrouvée à devoir me rendre à la clinique, complètement déshydratée après avoir passée une journée entière malade, à me vider de l’intérieur. Là-bas, je me suis d’ailleurs tapée une bonne petite crise d’angoisse.
En effet, me retrouver une énième fois à la clinique a réveillé quelques traumatismes liés à des expériences récentes et moins récentes dans de tels lieux. Des infirmières qui doivent se reprendre à cinq ou six fois pour me faire une piqûre, des doigts brûlés dont on a déchiqueté la cloque à l’aide d’une pince à épiler en me faisant pleurer de douleur, des regards complètement perdus face à un médicament que personne ne sait comment injecter dans mon corps, des moqueries du personnel face à mon désarroi n’en sont que quelques exemples. Ce n’est pas non plus le premier pays où je suis victime de mauvais traitements dans un milieu hospitalier, puisqu’il y a quelques années, en Thaïlande, une infirmière de garde a failli me tuer en refusant d’appeler un médecin alors que je me déshydratais violemment à vue d’œil, incapable de boire ne serait-ce qu’une gorgée d’eau. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est un thème récurrent dans ma vie que l’on ne me prenne pas au sérieux quand je cherche de l’aide pour mes problèmes de santé (j’en parle d’ailleurs dans mon article précédent, que je vous invite à lire si vous désirez un peu plus de contexte).
C’est donc un peu affaiblie et fatiguée que j’ai quitté Las Tunas, quelques jours plus tard, pour m’en aller explorer l’Équateur aux côtés de Shaun. Malgré un régime plutôt restrictif (pas de gluten ou de produits laitiers, entre autres), que je n’ai pas eu d’autres choix que d’adopter en réponse à de violentes crampes quotidiennes, mon corps souffrait encore, d’autant plus que je me suis permise beaucoup d’exceptions, incapable de résister à la tentation face à choix limités.
Ainsi, depuis quelques temps déjà, je commençais à réfléchir à d’autres moyens d’aider mon corps à se réguler. Lorsqu’un voyageuse m’a parlé de son expérience très positive avec l’Ayahuasca, quelques semaines plus tôt, je l’avais écouté avec curiosité, sans toutefois vraiment considérer en faire l’expérience tout de suite. Pour celles et ceux qui ne seraient pas familiers avec l’Ayahuasca, c’est une préparation à base d’un mélange de lianes et de plantes contenant notamment de la DMT, une substance psychotrope puissante. Ce breuvage ancestral est consommé traditionnellement de manière curative, par des tribus amérindiennes d’Amazonie, toujours à travers des cérémonies très ritualisées et encadrées par des chamans. L’Ayahuasca est considérée comme une médecine sacrée, capable de purifier le corps et créer de nouvelles connexions dans l’esprit. Elle n’est en aucun cas destinée à un usage récréatif, puisqu’elle est d’ailleurs fameuse pour induire des expériences parfois franchement douloureuses, physiquement et/ou mentalement, dans l’optique d’opérer une “purge” qui permettra à la personne de se soigner.
Inutile de préciser qu’évidemment, il faut une certaine ouverture d’esprit pour choisir d’aller dans la jungle et recevoir les bénéfices et les enseignements de cette plante sacrée. Je vous invite cependant à faire vos propres recherches sur le sujet, si vous êtes sceptiques. Aujourd’hui, beaucoup d’Occidentaux se rendent dans ces régions à la recherche de remèdes et de réponses, certains avec succès, d’autres se retrouvant dans des business douteux, car l’appât du gain a poussé beaucoup de gens à s’improviser chamans afin de pouvoir se faire de l’argent sur le dos de riches touristes. C’était le dernier genre d’endroit où je voulais me trouver si je décidais un jour de tenter l’aventure, c’est pourquoi j’ai demandé le contact du lieu où mon amie s’était rendue, juste au cas où. Si j’allais le faire, il était indispensable pour moi de choisir quelque part de fiable, où la plante serait respectée et utilisée à des fins thérapeutiques, et non abusée pour des touristes en manque de sensations fortes. Son témoignage m’avait inspiré confiance.
L’idée de nous y rendre ensemble, Shaun et moi, a germé lors d’une conversation sur le sujet peu après le début de notre tour d’Équateur. Je savais que ce n’est pas le genre d’expérience que je voudrais faire seule, et lorsque mon compagnon a également exprimé son intérêt pour la plante, nous nous sommes dit que nous saisirions l’occasion si elle se présentait, sans forcer les circonstances dans le cas contraire. J’ai contacté le chaman dont m’avait parlé cette fille, pour lui poser quelques questions. Et puis, tout s’est aligné: les dates, le lieu, notre intuition… Après des mois de tâtonnements au niveau de ma santé, je me suis dit que ce n’était peut-être pas un hasard que cette opportunité apparaisse à ce moment-là sur mon chemin.
Nous connaissions tout deux la puissance de ce genre de substances, et n’avions aucune intention de la prendre à la légère. Certes, beaucoup sont perçues très négativement par la société en général pour leur potentiel destructeur, et à juste titre. Cependant, lorsque leur usage est encadré et contrôlé, plusieurs études prouvent leurs effets positifs spectaculaires, notamment dans le traitement des dépressions. L’Ayahuasca, quant à elle, a la réputation de ne pas seulement soigner les maux de l’âme, mais aussi ceux du corps, ce dont j’avais le plus besoin. En partant du principe que les deux sont intimement liés, cela prend tout son sens, et au point où j’en étais, je me sentais prête à l’accueillir et laisser agir sa magie en moi.
Nous avons donc suivi un régime particulier durant quelques jours pour préparer nos corps avant de nous rendre à Tena. De là, des membres de la famille avec laquelle nous allons rester nous déposent sur le bord d’une route, au milieu de nulle part. Nous suivons un chemin s’enfonçant dans la jungle, et arrivons dans un lieu magnifique nommé Napusamai, après une heure de marche.
La sérénité du site m’inspire à sortir mon petit carnet, et c’est ainsi que je finis par documenter mon expérience au fil des jours. Nous resterons un total de cinq nuits, nous ne sommes donc pas pressés. Nous décidons de ne pas prendre la médecine le premier soir, pour nous laisser le temps de nous habituer à la vie loin de la pollution, du bruit et de l’agitation de la ville. Cela nous donne l’occasion de nous promener dans la jungle alentour, guidés par Juan, le chaman qui va nous accompagner dans cette expérience. Nous pouvons aussi apprendre à connaître Angela, une Américaine aux origines équatoriennes qui s’apprête elle aussi à tenter l’aventure pour la première fois. Elle dégage une énergie très positive et sera une jolie présence à nos côtés.
Alors que l’heure approche, le lendemain, l’appréhension monte, mais nous nous sentons prêts.
18.02
“Ça y est, le grand moment est arrivé. Dans quelques heures, je participerai à ma première cérémonie d’Ayahuasca. Je crois que c’était une bonne idée, d’attendre un jour de plus. Il nous fallait du temps loin de la ville, afin de nous reconnecter un peu à nous-mêmes. Ce matin, nous sommes allés marcher dans la jungle. C’était fabuleux. J’avais l’impression d’être complètement immergée dans la nature, d’une manière que je n’avais jamais ressentie aussi forte auparavant. La végétation était si dense, si apaisante. De quoi nous rendre plus humbles. Juan était là pour nous montrer la voie et nous partager ses connaissances sur les différentes plantes que nous trouvions en chemin. Il en sait, des choses. Il nous a aussi parlé de ses traditions, de ses pouvoirs, ses visions. Les esprits de la forêt et les énergies qui y circulent. Depuis hier, cet homme nous enseigne beaucoup de choses sur sa culture ainsi qu’à propos de la médecine traditionnelle que nous aurons l’honneur d’approcher ce soir. Nous avons d’ailleurs pu, à notre retour, assister à la préparation de l’Ayahuasca, en aidant à ôter l’écorce de la plante, qui est chauffée dans de l’eau avec des feuilles vertes de “chali” contenant la fameuse DMT. Irene, la femme de Juan, est en charge, elle nous explique tout le processus. Selon elle, comme la plante possède une énergie féminine, seules les femmes sont autorisées à préparer le mélange final, une boisson très amère à la couleur rougeâtre. Parfois, l’énergie de la plante se mélange avec la sienne, et même sans en consommer, elle a des visions à cause des vapeurs qui en sortent. Avec Janet, sa sœur, elles nous racontent de nombreuses anecdotes à propos de toutes les personnes qui sont venues découvrir les vertus thérapeutiques de la plante. Certains ne ressentent rien du tout, d’autres vivent des moments merveilleux, parfois terrifiants ; il est impossible de prévoir à l’avance ce qui se passera avec chaque individu. Je les écoute attentivement lorsqu’elles me parlent de guérisons miraculeuses. Je n’arrive pas à croire que je suis vraiment là, que je vais boire ce mélange. Je dois admettre que j’ai beaucoup d’espoir qu’il me guérisse. C’est un endroit merveilleux pour cela, il y a beaucoup de bienveillance autour de moi. Je suis heureuse de l’avoir choisi. Ou peut-être est-ce lui qui m’a choisi? “
La gestion de ce lieu est en effet une affaire familiale, ce qui lui donne un atmosphère très chaleureuse. Les personnes présentes varient au fil des jours, mais nous aurons droit à la visite de plusieurs membres de cette grande famille, dont des enfants qui égayent l’endroit de leurs rires. Irene et Janet nous préparent de délicieux repas. Ceux-ci ne comportent jamais de viande et sont légers, car nos estomacs s’apprêtent à être quelque peu bousculés… Nous n’avons pas non plus droit au café, qui est remplacé par le thé de Guayusa possédant de nombreuses vertus et traditionnel de la région. De plus, les trois jours où nous avons prévu de faire une cérémonie, nous ne prendrons pas de repas du soir. Il est vrai que la faim se fera ressentir par moments, mais toutes ces précautions prouvent notre dévouement au processus de guérison, et notre respect à Mère Ayahuasca.
Oui, je sais, je sonne un peu comme un cliché New Age, en parlant comme ça. D’ailleurs, je peux vous assurer que lorsque je serai allongée en face d’un chaman vêtu d’une couronne de plumes, en train d’exécuter un rituel étrange tout en communiquant avec les esprits de la nature, je sourirai à plusieurs reprises face à l’absurdité de la situation. Pourtant, en me rendant à Napusamai, je me suis engagée à laisser tous mes doutes et mes préjugés de côté, afin de vivre l’expérience pleinement. D’ailleurs, dès la première cérémonie, je réalise le potentiel énorme de cette plante médicinale et les quelques réticences qu’il me restent n’ont d’autre choix que de s’incliner face aux phénomènes étranges dont je témoigne.
19.02
“Ainsi, hier, j’ai eu ma première rencontre avec Madre Ayahuasca. Ce fut en général une expérience très positive, teintée d’amour et de visions de toutes les formes et toutes les couleurs. Beaucoup de jolis souvenirs sont revenus à la surface, comme pour me rappeler que j’ai eu une belle vie pour laquelle je peux être reconnaissante. Moi qui avais peur d’être confrontée à mes pires démons, ce fut tout le contraire. Des images de nature et de l’appui des anciens semblaient me guider. Je n’ai pas vraiment reçu de messages clairs supposés m’orienter dans une direction précise pour ma vie, mais je crois que j’ai compris pourquoi. On m’a murmuré que j’étais déjà sur la bonne voie et qu’il fallait que je me fasse confiance, que je continue comme ça. Je crois que la plante a choisi d’occuper mon esprit par beaucoup de tranquillité et d’images positives afin qu’elle puisse faire son travail correctement, sur ce qui a le plus besoin de son aide en ce moment: mon corps. J’avais l’impression que ses effets s’étaient déjà un peu dissipés sur moi lorsque Juan m’a appelé pour exécuter une cérémonie sur moi. J’ai ressenti la puissance de son énergie pendant le rituel, c’était tellement fort que j’ai perdu conscience durant quelques secondes (minutes?) à plusieurs reprises. J’étais incapable de lui parler par la suite, mais lors de notre debriefing de tout à l’heure, il m’a indiqué avoir pu guérir presque tout, sauf une adhérence (que j’imagine causée par mon opération) pour laquelle je prendrai un mélange spécifique de 21 plantes différentes. Ensuite, je suis allée m’asseoir près du feu, dehors, sans savoir que Shaun serait déjà là. A côté de lui et face aux flammes, je me suis sentie très paisible. Nous étions très connectés, même si lui ne passait pas un moment aussi serein que moi. De retour à l’intérieur, je n’ai pas trouvé le sommeil pendant longtemps, mais je me sentais toujours enveloppée de la même chaleur. J’ai très peu dormi (3-4 heures maximum), mais je ne me sens pourtant pas très fatiguée. Ce matin, j’ai savouré mon petit-déjeuner comme je ne l’avais pas fait depuis longtemps, avec beaucoup de gratitude. Puis, j’ai médité et fait quelques salutations au soleil, après avoir pris un temps pour poser des mots et des images sur mon expérience de la veille. Ce soir, c’est reparti, et je crois que je suis prête à prendre une dose un peu plus grande. Je me sens bien, j’ai l’impression d’avoir les idées claires. Je réalise cependant que je ne sais encore rien de ce qui m’attend, la prochaine fois. On verra ce que Madre Ayahuasca a prévu pour moi. Je suis impatiente.“
La première cérémonie a donc été assez tranquille. J’ai reçu une dose plutôt douce, afin de jauger la réaction de mon corps. Malgré quelques nausées, je n’ai pas vomi, ce qui était l’une de mes plus grandes peurs. Après environ 45 minutes, j’ai commencé à recevoir beaucoup d’images colorées, des animaux, des oiseaux et des insectes de la jungle. Je suis restée plutôt lucide et en contrôle, mise à part lors de mon rituel individualisé, où mon corps réagissait de manière phénoménale aux moindres faits et gestes de Juan. Celui-ci paraissait tellement différent qu’en plein jour. Il serait impossible de savoir qu’il est chaman basé simplement sur l’image qu’il présente au monde. Le soir venu, pourtant, il semble incarner l’énergie de tous ses ancêtres, comme s’il avait mille ans d’âge. La puissance qu’il dégage est incroyable, je le ressentirai encore plus, le deuxième soir…
21.02
“Je ne saurais même pas par où commencer pour décrire ma dernière expérience avec Madre Ayahuasca. Elle m’a pleinement accueillie afin de m’offrir l’expérience spirituelle la plus profonde et intense que je n’ai jamais vécue. Celle-ci m’a complètement épuisée, et même après un jour de pause, je sens que je suis encore en train de récupérer. J’ai dû boire un traitement à base de plantes, supposé m’aider à dissoudre la dernière lésion qui me cause encore de fortes douleurs et m’empêche de dormir correctement. Durant la cérémonie, cependant, mon esprit était loin de penser à tout ça. Je crois qu’il était occupé à nettoyer toutes les impuretés mentales qui l’encombraient. C’était facile, je ressentais tellement de paix et d’amour alors que les images remontaient doucement. Je ne me suis jamais sentie aussi confortable, c’était tout doux, tout beau. C’était tellement fort que je n’avais aucun contrôle sur ce qu’il se passait, la plupart du temps. Mais même quand j’ai vomi un peu, après la cérémonie personnelle de Juan, je savais que cela était bon pour moi, et cela ne m’a pas posé de problèmes particuliers. Je me sentais très connectée à Juan et à Irene, et je réagissais à leurs mouvements avant même qu’il ne les fassent, sans voir ce qu’il se passait. Je me situais dans un autre espace-temps, régi par les énergies, une dimension où tout est relié. J’ai vu beaucoup de choses et je ne me souviens pas d’un centième de tout, mais j’ai ressenti la présence des gens que j’aime, certains décédés. Numan s’est allongé à côté de moi quelques temps, par exemple, me murmurant que ce n’est pas un hasard que je sois arrivée ici. Pour cela, il a fallu déplacer plusieurs éléments dans ma vie, ce qui peut expliquer mes coups durs après mon départ, tous les enchaînements d’évènements qui m’ont amenée ici. Cela me conforte sur le fait que tout arrive pour une raison. J’ai aussi vu que mon crayon était une arme, telle une flèche envoyée par des soldats amérindiens. Mon dernier voyage (pour cette fois) m’attend ce soir. J’espère continuer à voir de tels messages.”
Ni les mots, ni cette image ne peuvent rendre justice à l’intensité de cette seconde expérience avec la Mère Ayahuasca. Je suis dans un état de béatitude totale toute la soirée, émergeant de ma transe par moments seulement pour réaliser à quel point je me sens bien, avant de repartir dans un monde sans douleur, rempli de l’amour le plus pur et infini que je n’ai jamais connu. Je n’ai jamais vécu une telle sérénité de toute ma vie, et je sais que ce souvenir pourra toujours être un refuge, quoi qu’il arrive à l’avenir.
Je m’endors à nouveau très tard dans la nuit et me réveille à l’aube, toujours sous le chapiteau où s’est déroulée la cérémonie, même après le départ de Juan et les autres. Il est en effet très difficile de dormir sous l’influence de cette plante, et nous sommes très fatigués après deux soirs où nos corps et nos esprits ont été beaucoup sollicités. La pause du lendemain est vraiment bienvenue.
Après un repos bien mérité, où nous échangeons longuement à propos de nos expériences respectives, nous sommes rejoints par trois nouvelles personnes. Cela m’inquiète un peu, car même si elles paraissent très sympathiques, j’appréciais vraiment l’atmosphère intime que nous avions créée, Angela, Shaun et moi. Je sens aussi tout de suite que l’une de ces trois personnes porte une énergie lourde et difficile qui risque d’influencer sur la troisième cérémonie. Néanmoins, nous partageons des moments agréables, notamment lorsque, à notre retour d’une balade dans la jungle, Juan nous expose la vingtaine de plantes qu’il vient de cueillir. Chacune a une fonction spécifique pour le corps et/ou l’esprit, et nous pouvons en goûter certaines. Je suis surprise d’apprendre que ces plantes feront partie d’un autre mélange qui sera préparé pour m’aider à guérir de mes maux de ventre.
Comme je l’avais pressenti et redouté, la dernière cérémonie prendra une tournure très différente des deux premières. Je prends la même dose que la dernière fois, mais celle-ci me frappe de manière beaucoup plus intense; plus tard, Juan expliquera ceci par le fait que mon corps avait déjà été purifié en profondeur. Très vite, je me retrouve dans un état extrêmement inconfortable, terrifiée à l’idée de devoir passer une nuit entière ainsi, alors que sous l’influence de la plante, le temps ne s’écoule plus de la même manière et chaque heure se ressent comme une éternité. Je tiens le coup, cependant, et lorsque j’émerge le lendemain, je reviens de loin, très loin. Malgré tout, j’en suis reconnaissante, car je sais qu’elle m’a permise de confronter et de soigner des blessures profondes. Il me faudra tout de même du temps pour la digérer, et je ne reprendrai mon stylo qu’une fois arrivée à Baños, plusieurs jours plus tard.
25.02
“Il m’aura fallu quelques jours pour me résoudre à écrire ceci, ce qui sera probablement ma dernière entrée à propos du voyage dans lequel Mère Ayahuasca m’a embarquée. Que dire… ma troisième et dernière cérémonie ne s’est certainement pas déroulée aussi paisiblement que les deux premières. Au contraire, je dirais même que cela a probablement été l’un des moments les plus difficiles que j’ai eu à traverser dans ma vie. Je suppose que les extrêmes qui ont l’habitude de me définir m’ont poursuivi jusque dans cette expérience. Pourtant, j’y repense maintenant avec affection. J’étais tellement bien entourée, tellement soutenue, que cela a été extrêmement thérapeutique.
Bien que j’aie pris la même dose que la deuxième fois, elle m’a frappée bien plus violemment. C’était trop, trop fort. Après avoir perdu conscience pendant je-ne-sais combien de temps, et m’être réveillée paniquée à l’idée de m’endormir et passer à côté de quelque chose, j’ai vite réalisé qu’il y avait peu de chances que le sommeil ne me gagne. En effet, j’ai commencé à glisser dans un cauchemar éveillé, sans aucun contrôle sur mon esprit et les idées qui s’en emparaient. Sur mon corps non plus, d’ailleurs, puisque je parvenais à peine à me retourner dans mon matelas. Le temps s’est allongé de manière à transformer les minutes en heures, la soirée en année. J’ai reconnu les mêmes sensations que lors de mon bad trip sous acide au Cambodge, trois ans plus tôt, et j’ai eu peur. La nausée s’est emparée de moi, et je ne savais même pas comment je pourrais réussir à atteindre le seau posé à côté de mon lit. J’avais trop froid, trop chaud, et les pensées se bousculaient dans mon cerveau, comme s’il n’y avait pas assez de place pour chacune d’entre elles. Je voulais appeler de l’aide mais m’en sentais complètement incapable. J’ai fini par vomir, plusieurs fois, espérant que cela attirerait l’attention de quelqu’un. Ma respiration était bruyante et je poussais des gémissements incontrôlables. Fini, les sensations de paix et de bien-être infinis. Je me sentais si mal dans ma peau. Juan chantait et jouait de ses instruments, en arrière-plan, et chaque nouveau son me provoquait. Juste avant de vider mes entrailles, j’ai eu l’impression de n’être qu’un simple vaisseau, que Juan utilisais ma sensibilité pour l’aider à nettoyer les mauvaises énergies dans la pièce. J’étais persuadée que l’arrivée de trois nouvelles personnes, dont un homme ayant fait la guerre au Moyen-Orient, influençait énormément sur mon état. C’était comme si une partie du mal qui me rongeait ne m’appartenait pas. Et encore, toujours, je réagissais aux mouvements de Juan avant même qu’il ne les exécute, complètement reliée à lui dans je-ne-sais-quelle dimension. Des larmes silencieuses coulaient le long de mes joues.
Quand, après ce qui m’ a semblé une éternité, Irene est arrivée pour vérifier si j’allais bien, j’ai su que les choses allaient changer, qu’on allait enfin s’occuper de moi. C’est là que j’ai compris que, malgré les sensations horribles qui m’habitaient , mon expérience n’allait en rien ressembler à celle du Cambodge, car j’étais cette fois accompagnées des bonnes personnes, dans un cadre sûr, plein d’amour. J’ai communiqué mon désarroi à Irene, et elle s’est empressée d’aller chercher de l’eau sucrée pour calmer les effets de l’Ayahuasca. Quand je l’ai vu revenir, j’ai craqué. Je me suis revue, petite, dans un souvenir où je me trouvais seule, où je me sentais abandonnée. Cette fois, quelqu’un était là pour moi, Irene me tenait fort. J’ai pleuré, pleuré, comme une enfant, avec toute la tristesse du monde. C’était comme si j’avais trouvé une blessure profonde, la blessure originelle de toutes mes peurs d’abandon. Irene paraissait représenter une figure maternelle, là pour me consoler, et moi qui suis d’habitude incapable de me montrer aussi vulnérable devant les autres, j’ai continué à pleurer, gémir, crier pendant longtemps. J’ai compris des choses, j’ai pardonné. Puis mes pensées m’ont ramenées à des blessures plus récentes, à des moments de solitude insoutenable. Mais cette-fois , j’étais soutenue, et j’ai invoqué tout le support, tout l’amour que j’ai jamais eu la chance d’expérimenter pour traverser cette épreuve. Je savais que j’étais entourée, et que j’avais le droit de demander de l’aide, de me laisser aller. Je me suis dit que j’avais quand même traversé des moments atroces, et que je n’avais pas besoin d’être aussi seule pour cela, que c’était extrêmement dur. J’ai ressenti une immense compassion envers moi-même et les épreuves que la vie a présentées sur mon chemin, ne serait-ce que tout récemment. La maladie, la trahison de certains proches, la malveillance, l’indifférence. Ici, tout était différent. J’ai compris qu’à partir de maintenant, je pouvais choisir d’être toujours entourée, quoi qu’il arrive. Étrangement, le souvenir de Numan ne m’a pas du tout rendue triste. Au contraire, je comprenais qu’il était encore là, sous une autre forme, qu’il le serait toujours.
Irene et Janet m’ont aidée à marcher jusqu’au feu. Elles me tenaient et ont mis mes chaussures pour moi, j’étais totalement dépendante d’elles, mais ce n’était pas une honte. Juan est arrivé, peu après, et sa présence est ce qui a enfin contribué à me calmer un peu. En redescendant, j’ai éclaté de plusieurs fous rires contagieux en me rendant compte de l’absurdité de la situation. Plus tard, Angela est arrivée et m’a comblée de sa présence douce et apaisante, en me tenant par la main. Il m’a fallu longtemps pour retrouver un semblant de contrôle sur moi-même, aidée par l’arrivée de Shaun. La soirée a encore été longue, après m’être lentement réchauffée le cœur auprès du feu. J’ai eu droit à une autre cérémonie personnelle de Juan et sa présence si bienveillante, au terme de laquelle il m’a répété sentir mon esprit comme celui d’un petit ange, mes idées pures et transparentes. Plus tard, il a réalisé un rituel plus poussé pour extraire le mal qui ronge mon corps, en utilisant l’image d’insectes, de scorpions l’ayant envahi. Des histoires de chaman… Je me suis endormie apaisée, heureuse de savoir que l’on s’était si bien occupée de moi. Plusieurs jours plus tard, je sens que mon corps est encore en train de digérer l’expérience.
Je n’oublierai jamais les expériences transformatrices vécues à Napusamai. Et dire que je n’avais même pas prévu de venir en Équateur, à la base…”
Voilà, vous en savez à présent un peu plus à propos de mon expérience très personnelle avec Mère Ayahuasca. Je n’ai bien évidemment pas pu tout vous décrire; moi-même, je ressens que ses enseignements continueront à se dévoiler au fil du temps. Rien qu’en écrivant ce texte, je redécouvre l’énormité de ces quelques jours passés au milieu de la jungle, loin de tout, où j’ai pu me retrouver au plus près de moi-même.
Je suis chanceuse d’avoir pu vivre cette expérience aux côtés d’Angela, de Shaun et de tous les membres de la famille de Juan, envers lesquels je suis extrêmement reconnaissante de cette opportunité magique. Ce qu’ils font n’est pas anodin, ils changent la vie de nombreuses personnes qui se retrouvent dans le havre de paix qu’ils ont créé à Napusamai. Cela doit être difficile, de se mettre dans de tels états parfois plusieurs fois par semaine, comme le fait Juan depuis des décennies. Ça ne s’improvise pas, il faut avoir les épaules fortes, de même que les personnes qui l’accompagnent afin de soutenir les initiés dans certaines de leurs blessures les plus profondes.
Avant de partir, nous prenons le temps pour une petite session photo tous ensemble, afin d’immortaliser l’atmosphère chaleureuse que nous avons tous partagé durant ces quelques jours. En parcourant la marche qui nous sépare de “la civilisation”, nous avons l’intuition que des changements profonds se sont opérés en nous en l’espace de quelques jours seulement, et que nous ne repartons pas tout à fait les mêmes qu’en arrivant.
Mes douleurs ont continué durant plusieurs semaines après cette expérience, m’inspirant beaucoup de désarroi; cependant, je suis heureuse de pouvoir annoncer qu’aujourd’hui, elles ont quasiment entièrement disparues. Je ne sais pas exactement si elles résultent plus de mon changement de régime, des cérémonies de Napusamai ou du mélange de plantes que j’ai continué à prendre plusieurs jours après mon départ (la chose la plus amère qu’il m’a jamais été donné de boire), mais quelque chose me dit que c’est un peu de tout cela à la fois. Je crois que mon corps est reconnaissant du fait que je commence enfin à prendre soin de lui comme il le mérite. Il se démène encore avec des problèmes d’infections récidivantes, malheureusement, probablement venant du fait d’avoir été prescrite des antibiotiques à tout va pendant des mois, mais je suis confiante d’être sur la bonne voie pour soigner tout cela.
Avec du temps, de la patience, de l’amour propre et un peu d’aide d’autres personnes.
Bonjour,
Merci pour ce partage d’expérience très enrichissant.
Aurais-tu un contact à me partager ? J’ai envie de tenter cette expérience, un jour, et je me dis que ce serait chouette d’avoir les coordonnées d’un lieu
” de confiance” 🙂
Oui pas de soucis, je t’envoie un email!