J’ai initialement publié cet article en anglais sur le site de Medium, l’original se trouve ici.
Le 9 mai 2020, je suis montée à bord d’un avion de Quito à Paris en pleine pandémie mondiale. Il s’agissait d’un vol “humanitaire” organisé par l’ambassade de France. Avant d’embarquer, ses membres ont fait tout un discours sur la façon dont ils étaient en train de nous sauver la vie, en énumérant toutes les différentes nationalités européennes présentes. À la fin, tout le monde a applaudi.
Ayant une idée de ce qu’est réellement une mission humanitaire, je ne me sentais cependant pas très à l’aise avec la manière dont la situation nous était présentée. Ma vie n’avait pas besoin d’être sauvée. Comme la plupart des gens présents, je m’en sortais très bien, confiné avec mes amis dans une auberge confortable sur la côte. Bien sûr, ces semaines avaient été stressantes, et nous étions tous inquiets de l’état du monde et de nos proches. Mais j’avais aussi une belle chambre pour moi toute seul, un accès direct à la plage, autant de nourriture savoureuse que je voulais, une bonne connexion internet et une vue imprenable sur les plus beaux couchers de soleil.
Au cours des deux derniers mois, j’avais vu mes amis partir les uns après les autres pour prendre ces vols de rapatriement. La plupart du temps, les ambassades s’occupaient de tous les papiers nécessaires, et un bus venait les chercher à l’auberge pour les amener à l’aéroport. Quelques jours plus tard, ils pouvaient à nouveau profiter des luxes de leur pays d’origine.
Nous avons tous laissé derrière nous, en toute sécurité, un pays qui commençait à peine à se débattre avec les véritables conséquences de cette pandémie.
Non seulement le système de santé équatorien n’était pas préparé à faire face à l’épidémie, mais son impact sur un système économique déjà fragile continuera d’affecter les moyens de subsistance de millions de personnes qui ont déjà du mal à passer le cap.
Sachant tout cela, je ne pouvais pas m’empêcher de me sentir traitée comme l’une des “VIP” du monde. De m’échapper du navire qui coule, comme sur le Titanic, où tous les riches peuvent monter sur des canots de sauvetage tandis que les plus pauvres sont laissés à la mort.
Pandémie mondiale ou pas, ce n’est certainement pas la première fois que je me sens ainsi.
Soyons honnêtes une seconde. Comme tant d’autres Occidentaux, je voyage librement dans le monde entier depuis des années maintenant. Quelques mois de salaire dans mon propre pays suffisent pour me permettre de vivre confortablement pendant un temps considérable sur certains continents. Je n’ai presque jamais à me soucier de l’obtention d’un visa. Je n’ai pas à craindre de ne pas avoir assez d’argent pour me nourrir ou trouver un endroit où dormir, et si jamais j’en arrivais là, je sais qu’il y aura toujours un filet de sécurité qui m’attend en Suisse.
La planète entière est le terrain de jeu de ma génération, et c’est très amusant. Mais je n’ai rien fait de plus pour le mériter que des personnes qui sont nées ailleurs, ou dans une autre famille.
Je suis l’une des personnes les plus privilégiées au monde, et ce pour des raisons totalement arbitraires.
Au vu de la vague de protestations contre le racisme qui secoue le monde en ce moment, j’ai pensé que ce serait une bonne occasion de donner mon avis sur le sujet des privilèges et ce qu’ils signifient pour nous, les voyageurs, puisque j’en tire un grand profit.
Mon privilège a de nombreuses façons de se manifester, et depuis que je suis sortie de ma bulle suisse, je n’ai de cesse de me le faire rappeler. La couleur de ma peau, le pouvoir de mon passeport, l’argent sur mon compte bancaire, la qualité de mes soins de santé, ma capacité à aimer librement ou la peur que je n’ai pas à ressentir lorsque je suis en présence de policiers n’en sont que quelques exemples.
Il est là, il est partout, et faire semblant de ne pas le voir serait me mentir à moi-même et aux autres.
Nous, les voyageurs, ne nous sentons peut-être pas concernés par les questions raciales qui circulent en ce moment, parce que nous sommes régulièrement exposés à des cultures différentes et que nous avons tendance à être plus ouverts d’esprit que le citoyen lambda. Cependant, nous risquons tout autant que les autres, sinon plus, de perpétuer des comportements racistes.
Je suis bien placée pour le savoir. Il y a quelques années, je me suis rendue dans des pays d’Afrique de l’Ouest pour faire du bénévolat avec des enfants, pensant que je contribuerais à “sauver le monde” alors que je n’avais aucune compétence pertinente. Depuis, j’ai appris que cette attitude de sauveur blanc est infantilisante et erronée, et qu’elle peut parfois faire plus de mal que de bien. Il y a tellement de meilleures façons d’aider, mais nous devons être prêts à admettre nos erreurs et à nous instruire.
D’ailleurs, les raisons mêmes qui me permettent d’explorer le monde aussi librement sont un héritage direct de siècles de colonialisme et de racisme systématique.
En tant qu’Occidentaux, nous avons le luxe de voyager dans des pays qui gagnent un dixième de notre salaire et de dire que nous les avons “faits”, tout en sirotant un cocktail sur la plage alors que la personne qui nous sert vient peut-être de travailler 12 heures d’affilée pour pouvoir rentrer chez elle et nourrir sa famille.
Nous écrivons des articles de blog pour apprendre à voyager autour du monde avec peu d’argent, en affirmatn que quiconque le veut vraiment peut le faire en s’en donnant les moyens, sans réaliser que premièrement, ce n’est vrai que si vous possédez la bonne nationalité et, deuxièmement, il n’y a rien de glamour à vivre dans la pauvreté.
C’est comme si nous étions tous tellement obsédés par l’idée de montrer les voyages extraordinaires que nous faisons, que nous oublions de nous arrêter et de réfléchir une seconde à ce que cela signifie pour les personnes qui se trouvent de l’autre côté de la balance.
Oui, le “backpacking”, c’est génial. On découvre de nouvelles cultures, on se fait des amis dans le monde entier et on devient témoin des merveilles infinies que la Terre a à offrir, pour ne citer que quelques exemples.
Tout n’est pas mauvais non plus. Le tourisme est l’une des plus grandes industries du monde, et en mangeant au restaurant, en achetant des souvenirs ou en participant à des activités dans les endroits que nous visitons, nous pouvons contribuer aux économies locales et améliorer les conditions de vie.
Mais ce n’est pas tout. Le fait même que nous arrivions à faire tout cela est le reflet d’un système international fondé sur de profondes inégalités qui jouent en notre faveur.
Alors que nous nous installons dans un nouveau pays en tant qu'”expatriés”, beaucoup s’installent dans le nôtre en tant que “migrants”.
Il n’est pas rare non plus que nous finissions par adopter toutes sortes de comportements préjudiciables : la cruauté envers les animaux, la dégradation de l’environnement ou le non-respect des coutumes locales ne sont que quelques exemples qui reflètent notre sentiment de supériorité sur la planète et ses habitants.
Que nous vous en parlions ou non, ceux d’entre nous qui se sont déjà rendus dans une des destinations touristiques populaires qui remplissent nos Instagram de belles images et nos têtes de rêves et d’illusions savent de quoi je parle. De faux paradis occidentaux, où de belles photos cachent souvent des montagnes d’ordures, où les habitants paraissent être des accessoires et où les riches dépensent leur argent en drogue, en alcool, au casino et en prostitution.
Ces aspects de notre privilège ne sont certainement pas si glamour, et pas le genre d’article de blog habituel sur lequel vous tomberez en préparant votre prochain voyage. Mais c’est une réalité.
Et elle contraste de façon très laide avec l’absence de privilèges de la majorité du monde.
Pendant ce confinement, alors que nous nous plaignons de ne pas pouvoir nous déplacer aussi librement qu’avant, les gens se plaignent de ne pas pouvoir payer leur loyer ou avoir assez à manger. D’autres se battent pour que leur vie soit aussi importante que la mienne.
Tout ceci est interconnecté de manière compliquée et désordonnée. La couleur de votre peau n’est pas le seul facteur qui détermine votre niveau de privilège, de même que votre sexe ou le pays dont vous êtes originaire.
Mais je pense que c’est un bon début de reconnaître quand nous bénéficions de ces privilèges, et faire de notre mieux pour ne pas alimenter un système fondamentalement inégal et injuste avec nos paroles et nos actions.
S’il-vous-plaît, n’interprétez pas mes mots de la mauvaise manière. J’aime toujours les voyages et tout ce qu’ils m’ont appris sur moi-même et sur le monde. Je sais que beaucoup d’entre nous ont travaillé dur pour être là où ils sont, et nous devrions en être fiers. Cependant, je crois qu’il est de notre responsabilité, en tant que voyageurs, d’être conscients du privilège qui nous a permis d’arriver là, de dénoncer les inégalités dont nous sommes témoins et de nous demander sans cesse si nous n’aggravons pas la situation.
Nous devrions au moins nous efforcer de ne pas faire partie du problème. Et si nous restons tous assez courageux et défendons ce que nous croyons être juste, peut-être que nous finirons par faire partie de la solution.
Nous ne sommes peut-être pas capables de changer le monde dans lequel nous vivons, mais nous pouvons commencer par nous changer nous-mêmes.
Car notre privilège est aussi notre responsabilité.
Merci de m’avoir lue.
C’est très vrai . Merci pour cette partage de pensée qui nous fait réaliser à quel point on est privilégiés. En prendre conscience constitue déjà un premier grand pas.
Bel article qui résume bien mes pensées à chacun de mes voyages. Bien sûr, nous sommes des privilégiés et la confrontation est saisissante parfois.
Mais je pense qu’il est important de montrer aussi le côté “sombre” en voyage, de montrer la réalité (ou d’en parler) telle qu’elle est.